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Dialogues éphémères | Voyage vers le Beau

Oui, c’est en considérant comment, d’une époque à une autre, d’un continent à un autre, d’une civilisation à une autre, les hommes ont à la fois pensé et célébré le Beau que l’on peut espérer créer les conditions d’une paix féconde entre les peuples… Nos trois protagonistes, ignorant comme souvent les frontières de leurs métiers respectifs —la philosophie, la poésie et la médecine— ont uni leurs efforts sur ce chemin.

Po : «Seule la beauté sauvera le monde», disions-nous la dernière fois en empruntant la formule à Dostoïevski. Et, dans notre esprit, le propos était aussi de dire que c’est autour de la beauté que l’homme viendra un jour à bout de ce conflit millénaire qui oppose Orient et Occident… Mais, en y repensant, je me suis demandé s’il ne convenait pas de s’accorder d’abord sur ce qu’on entend par beauté. Pourquoi la statuaire grecque, qui a fait du corps humain une des manifestations privilégiées de la beauté, n’a suscité chez beaucoup de peuples qu’une sainte méfiance, à telle enseigne que la plupart des exemplaires qui nous en sont parvenus portent les traces de mutilations ?

Md : Il faut croire en même temps que ces gens qui ont éprouvé le besoin de mutiler les statues n’étaient pas eux-mêmes insensibles à leur beauté. Mais ils considéraient probablement que cette beauté était dangereuse. Sans doute y voyaient-ils un risque de retour à l’idolâtrie.

Ph : Souvenons-nous que ces représentations idéales du corps humain —qu’il soit masculin ou féminin— étaient censées renvoyer à des dieux et des déesses : Hermès, Apollon, Aphrodite, Athéna… Comme si, par sa beauté, le corps de l’homme ou de la femme pouvait servir de lieu de manifestation du divin. Alors, bien sûr, nous héritons d’une tradition pour laquelle la représentation de Dieu à travers le corps humain est une aberration : une injure faite à l’immensité divine. De sorte que même s’il y a expérience de la beauté à travers la contemplation des statues grecques, la pensée du sacrilège à l’idée que ce qui est représenté est une divinité l’emporte et elle met un terme à la rencontre : l’empêche d’entraîner l’homme dans ce processus mental que provoque toujours en lui la beauté, qui est sortie de soi vers un ailleurs admirable.

Po : Oui, tu mets le doigt peut-être sur quelque chose d’essentiel du point de vue de la fonction de la statuaire grecque. Et je suis étonné que tu ne nous aies pas parlé ici de Platon, lui qui nous enseigne dans le Banquet que c’est à travers l’amour des belles choses qu’on s’initie à l’amour du Beau en soi. Parmi ces belles choses, ce ne sont ni les belles tables ni les beaux édifices ni les belles fleurs qui servent de premier tremplin : ce sont les beaux corps humains. A condition bien sûr que cette beauté des corps ne soit pas piétinée par la sauvagerie d’un désir animal. L’initiation au beau est toujours combat contre les forces obscures qui tendent à faire de nous des êtres cupides. L’homme qui apprend à contempler le beau des choses de ce monde se tient en une sorte de rectitude comparable à celle du vigile qui surveille de nuit les murs de la ville. Il n’est pas dans le relâchement de l’abandon à ses désirs. Il est plutôt tourné vers ce qui donne au désir un visage nouveau, plus élevé… La tradition qui cultive la méfiance à l’égard de la statue, en tant que celle-ci suscite une adoration synonyme d’idolâtrie, passe justement à côté de ce processus de conversion du désir, qui est au cœur de l’expérience du beau. Car, encore une fois, ce qui fait le caractère privilégié du corps humain du point de vue de l’initiation au beau, c’est d’une part qu’il est lui-même beau — qu’il présente un ordonnancement harmonieux des différentes parties par rapport à l’ensemble, qu’il incarne en tout point l’équilibre fluide entre le dedans et le dehors, mais aussi entre l’appui ferme sur le socle terrestre et l’élan aérien vers le haut du ciel — et c’est, d’autre part, qu’il donne lieu à cette posture de vigilance par quoi l’homme ne s’ouvre à son propre désir que pour autant que ce dernier s’apprête à s’élever. Il y a là une tension que l’on ne retrouve pas ailleurs. Il n’y a pas dans la nature un seul objet susceptible d’être beau et qui, autant que le corps humain, est capable en même temps de provoquer un violent désordre du désir. Sa fonction initiatique est donc supérieure.

Ph : C’est dans cette conversion du désir afin que vive le beau que les anciens Grecs ont placé l’expérience du divin. Le bloc de pierre en arrive à représenter Apollon ou Athéna parce que, en lieu et place d’un désir qui ramène à l’animalité et qui est possible, voire imminent, il y a vénération. Tout se joue dans le basculement, qui s’opère lui-même sous le signe de la vigilance.

Po : Tout se joue dans le basculement en effet, et c’est ce qui échappe totalement à la tradition monothéiste qui, depuis sa genèse juive, s’en tient en ce qui concerne la question de la statue au risque d’une perte spirituelle, d’un égarement dans l’expérience du divin. Comme si l’admirateur de la statue lâchait la proie pour l’ombre, comme on dit. Or c’est un point de vue tout à fait réducteur. A partir du basculement, la statue ne capte pas pour elle la vénération : elle renvoie à ce que Platon appellerait le Beau en soi… La statue peut être idole en captant la vénération, mais elle peut aussi être messagère du divin en appelant la vénération à viser plus haut en direction de ce dont elle n’est que le signe.

Md : Quelle peut être l’expérience du beau là où prévaut la méfiance envers la représentation figurée du divin ?

Po : Il faut noter d’abord que les civilisations orientales qui ont pratiqué le culte des statues l’ont fait sans que le corps humain ne serve de modèle. Soit parce que ce corps était dissimulé, recouvert d’une étoffe, soit parce qu’il était remplacé par le corps de l’animal. Je pense en particulier à l’utilisation qui a été faite du lion par les Assyriens. Mais il y a aussi le serpent, le taureau, le faucon et autres chez les Égyptiens, par exemple. Il me semble que si on devait en tirer une première conclusion, ce serait que l’expérience du divin est celle d’une puissance obscure, qui nous est étrangère, nous les humains. S’en approcher, c’est prendre le risque d’être dévoré ou détruit par elle, comme on peut l’être par un animal sauvage. Il s’agit donc de garder la bonne distance, y compris dans l’acte de vénération. Une seconde conclusion serait que le schéma platonicien d’une gradation ascendante des belles choses de la nature vers le beau en soi qui appartient au monde divin, ce schéma n’opère plus. La beauté en soi n’est pas au sommet des belles choses : elle est au-delà et sans commune mesure. Ce par quoi tel visage est beau ne tient pas à sa forme, mais à la présence en lui de quelque chose qui n’appartient justement pas au monde de la nature. Le voile dont se recouvre la femme en suggère l’existence : il nous dit qu’il y a quelque chose qui est invisible et qui ne doit pas être vu. Voir le beau en soi, c’est à la fois le rater et le profaner.

Ph : Platon n’aurait pas dit que le Beau en soi appartient à la nature. Certes, il y a une continuité —ascensionnelle— entre les belles choses de la nature et le Beau, mais le Beau lui-même est au-delà de la nature. Il est invisible, du moins par l’œil du corps.

Po : C’est vrai. Et c’est bien pour ça que tout un courant mystique oriental a trouvé dans la conception platonicienne du beau une source d’inspiration de choix.

Ph : C’est peut-être une spécificité de Platon que sa pensée sur le beau se situe à la rencontre de l’Orient et de l’Occident, sur les deux versants. On y trouve cette audace occidentale à conquérir le territoire du divin —et la philosophie de son point de vue n’est pas autre chose—, et on y trouve aussi cette humilité toute en crainte et en tremblement qui conçoit la contemplation du beau sur le mode du renoncement à soi. Puisque le Beau est du côté de l’Un, et qu’on ne peut y accéder par aucune partie de son être : seulement par une rupture absolue avec soi. Platon rassemble en une même démarche —philosophique— deux postures apparemment contraires.

Md : Il est vrai que l’expérience du beau, qui est expérience amoureuse, est toujours celle d’un renoncement à soi…Comment le renoncement peut devenir le moyen d’une conquête, c’est tout le génie de l’Occident et de l’art occidental, qui n’est pas que sculpture, qui est aussi et de façon particulière peinture. Et je note à ce propos que le christianisme n’a pas constitué une rupture de ce point de vue. On a parlé de la représentation des divinités chez les anciens Grecs : l’activité de création artistique s’est poursuivie autour de la représentation de la figure du Christ. Et, bien sûr, tout ça a été observé côté oriental en général, et côté musulman en particulier, sinon avec hostilité, du moins avec perplexité.

Po : Oui. D’autant qu’avec l’arrivée du christianisme, il se passe quelque chose de nouveau dans l’histoire de l’art occidental. En ce sens que ce n’est plus l’homme aux formes corporelles parfaites qui sert de lieu de manifestation du divin : c’est d’abord un homme singulier, unique dans sa singularité, qui répond au nom de Jésus de Nazareth. C’est par lui que s’ouvre une tradition puisque, dans la conception chrétienne, tout «disciple» de Jésus hérite du statut de personne unique et absolument irremplaçable. Mais ce qui est à relever aussi, c’est que ce corps d’homme n’est pas l’exemple du corps plastiquement parfait. C’est un corps souffrant, agonisant, transpercé : qu’est-ce qui s’est passé ?

Md : Et, bien sûr, le regard musulman face à cette représentation du divin est dans un mélange d’incompréhension et d’indignation… Ce qui ne nous empêche pas d’essayer de comprendre, pour notre part. Et moi de poser la question suivante : est-ce que le corps humain de l’homme qui est à la fois unique et souffrant est un corps dont on peut encore dire qu’il est beau ? Ou est-ce qu’il y a dissociation dans l’art occidental entre la représentation du divin et la manifestation du beau ?

Ph : Je voudrais revenir rapidement sur la représentation orientale du divin : la question posée à son sujet n’a pas fait l’objet d’une réponse claire et définitive, n’est-ce pas ? Or il me semble qu’il faut insister sur un point important, qui est que l’Orient s’interdit de représenter le divin. C’est vrai de l’Orient proche comme de l’Orient lointain. Ce que je veux dire par là, c’est que les représentations du divin en Orient fonctionnent davantage comme des écrans. En vertu du principe selon lequel l’immensité divine ne peut être appréhendée que de façon négative. On retrouve la même chose sur le terrain politique : la majesté de l’empereur dans les temps anciens, que ce soit au Japon ou en Chine, n’était jamais aussi bien révélée que lorsque l’empereur demeurait invisible, enfermé dans son palais. Par conséquent, toutes ces représentations animales, ou mêmes humaines, en Inde par exemple, dont un discours superficiel nous dirait qu’il s’agit de divinités orientales, constituent en réalité autant de figures, autant de «palais», par quoi le divin est soustrait au regard, de manière à laisser deviner sa majesté. On peut s’étonner d’autre part que la représentation du divin soit tout à fait étrangère à la peinture chinoise : ce n’est pas que la culture chinoise soit athée, ni que les peintres chinois aient une préférence pour les sujets profanes. La vérité est qu’on retrouve ce même système allégorique où c’est à travers une montagne qui se détache dans le calme d’un matin que transparaît cet invisible qui n’est pas elle, qui n’est à vrai dire rien de ce qui est, mais qui est ce sans quoi rien de ce qui est n’aurait la grâce qu’il a. C’est peut-être ce que le taoïsme appelle «le vide» et qui est certainement un élément clé de toute réflexion sur l’expérience orientale du beau.

Md : Ce bref exposé a des accents d’apologie de l’art oriental. J’en suis d’autant plus ravi, personnellement, qu’il permet de poser avec une acuité nouvelle, dans un premier temps, la question du besoin qu’a l’Occident et de représenter le divin et de le faire à travers le corps humain puis, dans un second temps, celle du besoin qu’a l’Occident de représenter le divin à travers le corps humain souffrant et livré à la mort.

Po : Ce ne sont pas des sujets mineurs que nous abordons ici. On notera par ailleurs que l’intérêt pour l’art occidental est relativement important chez nous, surtout dans certains milieux. A juste titre, du reste. Mais on se garde en général d’aborder ces questions qui concernent les choix fondamentaux de l’Occident en matière de relation au beau. On préfère les laisser dans l’ombre, alors qu’elles sont chargées d’incompréhension et, comme on le disait, d’une certaine hostilité. Or je me demande s’il est possible d’éviter un comportement servilement mimétique en matière d’activité artistique quand on s’acharne à refuser de reprendre à son compte ces questions fondamentales. On déclare son admiration pour les grandes réalisations de l’art occidental et, dans un coin caché de sa cervelle, on continue de nourrir du mépris envers ce qui constitue le socle de cet art : ça n’est pas très sain.

Ph : Il faut dire que ces questions touchent de près la religion et que nous avons été comme éduqués à ne pas nous mêler des affaires de l’Occident dès lors que ça concerne la religion. Une pareille attitude de réserve, qui peut s’accorder le mérite de la vertu, a malheureusement pour conséquence de perpétuer dans l’inconscient collectif cette sorte d’hostilité que chacun de nous peut éprouver, par exemple, devant la «Piéta» d’un Michel-Ange. Or ce n’est pas un détail… On doit donc se demander sereinement et sans préjugé à quoi correspond ce choix du corps humain livré à la mort comme manifestation du beau.

Po : Il n’est peut-être pas possible d’apporter ici une réponse exhaustive à cette question. Mais je vais quand même tenter, au risque d’être trop allusif.

Md : On t’écoute !

Po : Mon idée est qu’il existe un lien entre le corps souffrant et ce que nous avons dit à propos de la statuaire grecque lorsque nous avons invoqué Platon au sujet de cette posture de vigilance. Car nous en étions arrivés à la pensée que la représentation du corps humain dans sa nudité était, n’est-ce pas, un moment où la rencontre de la beauté coïncidait avec une lutte contre le regard qui se laisserait dominer ou dévier par un désir à caractère sexuel. L’expérience de la beauté est expérience d’un triomphe intérieur sur le désir… Il fallait que la beauté se manifeste à travers un objet qui, plus que tout autre, est capable de susciter le désir pour que l’expérience de la beauté soit en même temps celle au cours de laquelle il est donné de faire taire ce désir. La rencontre de la beauté s’accomplit ainsi sous le signe de l’apprivoisement de la bête qui est en nous, et en quoi les Grecs voyaient l’affirmation de l’humanité de l’homme. En ce point, disions-nous, de basculement du désir vers ce qui élève en direction du divin. Or «l’apprivoisement» est à sa façon une violence : une violence contre soi qui ouvre sur l’espace du divin. Avec le christianisme, ce besoin d’apprivoisement est toujours là, mais une exigence nouvelle s’est fait jour : l’espace du divin est appréhendé comme infini. Il ne s’agit pas ici d’un attribut parmi d’autres. L’espace divin est constitutivement infini. Il ne peut être qu’en étant infini. Mais s’il ne peut être ainsi qu’en étant infini, ce n’est pas la bête en moi qui est l’obstacle à sa manifestation, c’est moi tout entier. C’est mon ego qui, érigeant ici et maintenant sa présence, se pose comme limite face à l’espace infini de Dieu. C’est lui qui empêche que la beauté de Dieu irradie sans limite aucune et que l’admiration qu’elle reçoive en réponse soit elle-même une admiration provenant de l’infini. Dès lors, quelle peut être la juste place de l’homme qui admire ? Celle d’un corps qui meurt pour laisser advenir le Beau !

Md : Une question demeure : s’il en est bien ainsi, pourquoi ces siècles d’incompréhension ?

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